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Controverses mode d’emploi

Préface

de Bruno Latour

Il y a cinquante ans, alors que j’étais un jeune chercheur dans le domaine alors en pleine expansion des science and technology studies (STS), le problème principal était de produire des moyens critiques envers une autorité scientifique bien établieDominique Pestre, Introduction aux Science Studies, Paris, La Découverte, 2006.. Aujourd’hui, la situation est entièrement différente, il s’agit d’aider à restituer un peu de confiance dans les institutions scientifiques.
L’analyse de controverses offre un excellent repère entre deux époques, passée et présente. Elle étudie, et c’est là son intérêt, de façons diverses l’activité des scientifiques et des ingénieur·e·s dans le but d’identifier les conditions nécessaires à la production et à la reconnaissance de leur travail. C’est pour cette raison que j’ai créé, durant les années 1990, le cours de cartographie des controverses à l’École des mines. L’idée très simple était de partir de controverses en train de se dérouler pour l’excellente et quelque peu paresseuse raison que la moitié du travail était fait par les protagonistes puisque chacun·e dressait les positions de ses opposant·e·s. La spécificité de cette approche était de faire faire ce travail d’analyse à des élèves, dans un cadre pédagogique, et sur des cas en temps réel, c’est-à-dire qui ne sont pas historiques. L’enquête pour de jeunes étudiant·e·s et futur·e·s ingénieur·e·s était plus facile à faire justement parce que la controverse était encore en cours, et que ni leurs enseignant·e·s, ni personne n’en avaient encore la conclusion. À ses débuts, cette analyse de controverses a été vue aussi comme une critique des sciences. Mais ce qui m’intéresse, c’est justement que ce qui était alors considéré comme une attaque contre les sciences soit aujourd’hui envisagé comme un moyen de rassurer les élèves autant que les enseignant·e·s sur la fiabilité du travail des scientifiques.
Certain·e·s ont pu dire que l’étude des sciences et des controverses est elle-même l’une des raisons pour lesquelles l’autorité scientifique et le respect de l’institution ont été affaiblis. Face à cette accusation, il semble nécessaire de nous demander si nous avons été responsables, même en partie, d’une perte d’autorité des sciences. Que s’est-il passé au cours de ces dernières décennies pour que nous arrivions à la situation présente, tour à tour dénommée réalité alternative, alternative facts ou post-vérité ?
Beaucoup de personnes considèrent qu’à l’époque actuelle, la sociologie et l’histoire des sciences, aussi importantes soient-elles, affaiblissent les scientifiques, notamment face à leurs ennemi·e·s payé·e·s par les industries fossiles. Pour elles, il faudrait faire preuve de ce que le philosophe australien Clive Hamilton nomme un positivisme stratégique et affirmer, comme il l’écrit dans un de ses ouvragesClive Hamilton, Defiant Earth : The Fate of Humans in the Anthropocene, Cambridge, Polity Press, 2017., que la science repose sur des faits bien établis, même si cela n’est pas correct philosophiquement ni sociologiquement, que la critiquer est une marque d’irrationalisme et prive les scientifiques de la possibilité d’un retour à une certaine confiance positiviste – ce qui serait une grave erreur politique. Mais il est difficile de revenir en arrière – et c’est cette situation dramatique que je voudrais présenter. D’ailleurs si, autrefois, nous négociions avec des scientifiques, parfois méfiant·e·s de notre étude de la vie de laboratoire et du travail que nous produisions à leur égardBruno Latour et Steve Woolgar, La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 2006 [1re éd. 1979]., ils et elles viennent maintenant nous demander de les aider à résister à leurs ennemi·e·s. La grande controverse qui a porté sur le climat a été décisive dans ce retournement de situation.
Lancer le cours de cartographie des controverses à l’École des mines et ensuite à Sciences Po, fonder le médialab en 2009, un laboratoire interdisciplinaire qui explore les croisements entre sciences sociales et numérique, puis créer le programme de recherche et de pédagogie ForccastFormation par la cartographie des controverses à l’analyse des sciences et des techniques. en 2012, tout cela a répondu à un premier pari qui se résume de façon assez simple : plus nous donnerons une vision réaliste de l’activité scientifique – le réalisme s’entend ici comme la prise en compte de tous les ingrédients nécessaires à la production de faits scientifiques robustes –, plus nous partagerons cette vision des sciences avec le public, plus grande sera la confiance dans l’autorité scientifique. Mais ce pari, qui a autrefois été mené contre l’épistémologie rationaliste, l’est maintenant contre les post-vérités dont certain·e·s prétendent qu’elles ont envahi l’existence. Il est bon de se demander si ce combat, maintenant sur deux fronts différents, a été un échec ou non. Alors même que les travaux sur les sciences auraient dû faire comprendre à un large public qu’un ensemble de conditions sociales et matérielles (les instruments, les professionnel·le·s, les médias) est indispensable à la production scientifique et constitue un écosystème complexe qui lui confère autorité, confiance et respect, les débats sur le climat ont fait irruption. Notre dilemme est donc le suivant : nous avons certes essuyé un échec cuisant, mais la solution d’un retour aux Lumières et à l’argument qui affirme la raison scientifique contre tout débordement irrationnel n’a aucune chance de réussir pour une raison bien précise, qui est la crise écologique elle-même. Je voudrais m’expliquer sur ce lien.
La cartographie des controverses est une pratique très ancienne de l’histoire des sciences. Elle s’est étendue au fil du temps aux controverses publiques puis à des controverses techniques. Plus récemment, sont apparues ce que l’on a appelé des « pseudo-controverses », comme celle sur le tabac qui est devenue un exemple classique de ce que l’on nomme la « production d’ignoranceAllan M. Brandt, The Cigarette Century : The Rise, Fall, and Deadly Persistence of the Product That Defined America, New York, Basic Books, 2007. ». Il n’est maintenant même plus question de controverse ni de pseudo-controverse, mais de « production active de faits alternatifs ». On a donc vécu une extension de la notion de controverse qui, d’un élément critique, est devenue un élément de déstabilisationErik M. Conway et Naomi Oreskes, Les Marchands de doute, Paris, Le Pommier, 2012.. Si, à l’époque, elle permettait de questionner les notions d’efficacité technique et scientifique, il s’agit désormais de produire ne serait-ce qu’un peu de stabilité pour des faits qui sont niés – non pas des faits niés par ignorance, mais des faits activement attaqués par des producteur·rice·s d’ignorance. C’est une situation tout à fait nouvelle que nous n’avions pas prévue quand j’ai commencé mon travail de chercheur : l’environnement épistémologique et social s’est complètement transformé.
Notre second pari a été de considérer le web à la fois comme un poison et comme le remède à ce poison. Il nous faut étudier et accompagner cette machine infernale faite de flux de données – c’est notamment l’objet du médialab – qui, d’un côté, pollue largement les sources d’informations dites autorisées, comme l’encyclopédie ou le livre, et de l’autre, produit son propre antidoteBruno Latour, Cogitamus. Six lettres sur les humanités scientifiques, Paris, La Découverte, 2010.. Honnêtement, ce pari fut aussi un véritable échec : le web a malheureusement été magnifiquement efficace pour répandre les plus extraordinaires pollutions dans le débat public – même si celui-ci a toujours été « pollué », mais jamais à cette échelle. L’idée selon laquelle le lien entre controverse, web et écriture numérique allait permettre de sortir de la crise d’autorité s’est révélée fausse. Avoir cru à un basculement épistémologique et pensé que le numérique pouvait se soigner lui-même était sûrement une marque de naïveté.
Cela dit, je crois fermement que, malgré ces deux échecs, l’hypothèse de départ de l’analyse de controverses, qui est l’impossibilité pour un fait isolé d’être robuste et la nécessité de l’inscrire dans un écosystème, est toujours valable. Un fait seul ne peut pas tenir ; isolé, il n’est pas solide. Cette hypothèse repose sur l’idée qu’établir la solidité d’un fait nécessite une société. Mais, je m’en rends compte maintenant, il faut aussi un monde matériel partagé derrière cette société. Autrement dit, considérer l’analyse de controverses comme le parfait repère d’un changement d’époque peut susciter deux réactions complètement opposées : les un·e·s l’accusant de « démolir les sciences », les autres lui demandant de les défendre contre la production de l’ignorance. Finalement, la sociologie des sciences avait peut-être sous-estimé la quantité d’éléments nécessaires à l’obtention d’un fait robuste. Depuis ses débuts, il paraissait évident qu’il fallait une société, dans ses multiples acceptions, mais nous n’avions pas prévu que le monde matériel commun pouvait manquer à l’analyse. Et c’est là où se situe le lien entre la production d’ignorance – ce que l’on appelle les faits alternatifs ou la post-vérité – et la question de la crise écologique. C’est l’absence de monde partagé qui fait reposer sur les faits eux-mêmes une tâche de connexion cognitive qu’ils sont absolument incapables de tenir. Autrement dit, les faits objectifs – et tous les jours on s’en aperçoit quand on lit la littérature scientifique et que l’on mesure sa réception – ne sont pas suffisants pour rapprocher ceux qui divergent en termes de société, car les mondes peuvent aussi devenir divergents. Dans l’article « Why Has Critique Run out of Steam ?Bruno Latour, « Why Has Critique Run out of Steam ? From Matters of Fact to Matters of Concern », Critical Inquiry, 30 (2), 2004, p. 225-248. », je signalais déjà la profonde modification que les débats sur le climat et la production de l’ignorance qui lui est liée allaient apporter à ce que l’on entend par esprit critique.
J’aimerais développer deux points à partir de cette hypo­thèse : tout d’abord, la cartographie des controverses, ins­crite dans le courant des STS et menée avec des outils numériques, est l’étape la plus récente d’une histoire qui a failli, celle de la décontextualisation de la vérité ; ensuite, parler de faits alternatifs et de post-vérité ne relève en aucun cas d’un problème cognitif, mais d’un problème existentiel.
Pour commencer, établissons un parallèle entre ce qui est arrivé au pragmatisme américain et la sociologie des sciences. Elle procède exactement à la même opération que le pragmatisme, avec des méthodes relevant des sciences sociales et non de la philosophie. Elle devrait reconnaître son attachement au pragmatisme, en particulier à William James et à la théorie ambulatoire de la véritéWilliam James, Essays in Radical Empiricism, Lincoln, University of Nebraska Press, 1996 [1907] ; Bruno Latour, « A Textbook Case Revisited. Knowledge as Mode of Existence », The Handbook of Science and Technology Studies – Third Edition, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2007, p. 83-112.. Or, malgré son succès, énorme à l’époque (quand on pense à John DeweyAlan Ryan, John Dewey and the High Tide of American Liberalism, New York, Norton, 1995., « l’éducateur de l’Amérique »), ce courant de pensée a échoué durant les années 1940 à offrir une alternative à l’idée que le seul moyen d’assurer un énoncé scientifique était un énoncé isolé. La décontextualisation, qui consiste à faire reposer sur l’énoncé lui-même l’objectivité et la charge de se défendre contre ce qui est faux, est une longue histoire dont le pragmatisme était en quelque sorte l’ennemi juré. Dès leurs débuts, James et Dewey mettaient les rationalistes et les positivistes en garde contre la destruction de la confiance en l’autorité scientifique par leur obsession à attribuer l’objectivité à un énoncé séparé du reste et le plus précis possible. Cette opération était très dangereuse, même si elle fut soutenue, à l’époque, par le positivisme scientifique pour défendre, croyait-on, la vérité scientifique contre le « sociologismeGeorge A. Reisch, How the Cold War Transformed Philosophy of Science : To the Icy Slopes of Logic, Cambridge, Cambridge University Press, 2005. ». James nous avait bien dit que confier à des énoncés séparés la charge de tenir la vérité était vraiment la chose à ne pas faire, car cela allait rendre impossible la défense de l’autorité scientifique. Mais les pragmatistes ont été balayés après 1945 par les positivistes et nous en payons toujours le prix.
Ce parallèle avec le pragmatisme est riche d’enseignements. Le philosophe des sciences Stephen Toulmin a développé l’hypothèse selon laquelle cette obsession qui consiste à confier la totalité de la preuve de l’objectivité et de la robustesse d’un fait scientifique à un énoncé, et non à son écosystème, commence au XVIIe siècle, à la fin de la guerre de Trente Ans. Dans son ouvrage Cosmopolis, il analyse admirablement ce moment historique qui voit s’affirmer que seule compte la certitude indiscutable et absolue en matière de religion, de politique et de sciencesStephen Toulmin, Cosmopolis. The Hidden Agenda of Modernity, Chicago, The University of Chicago Press, 1990.. C’est ce qu’il appelle « la contre-révolution scientifique » – la révolution scientifique s’étant produite pour lui au siècle précédent, au XVIe siècle, et celle-ci au contraire avait lié la pertinence et l’objectivité des énoncés à toute une cosmologie. Cette façon de défendre l’activité scientifique, religieuse et politique en confiant à l’énoncé séparé de son contexte une force extraordinaire a fonctionné jusqu’à la période actuelle. Qu’il faille une société pour tenir ces énoncés est évident. Mais maintenant, un deuxième abîme s’ouvre : il faut aussi un monde matériel pour tenir cette société qui tient l’énoncé.
Nous devons à présent aborder l’irruption conjointe des faits alternatifs, ou post-vérité, et de l’hypothèse cognitive d’une indifférence aux faits formulée par des expert·e·s – journalistes, philosophes, intellectuel·le·s et professeur·e·s. Depuis l’élection de Donald Trump en 2016, il y aurait, semble-t-il, une montée immense de l’irrationalisme et l’on aurait brusquement perdu confiance dans les autorités scientifiques. Il faut entendre scientifique dans un sens large car, d’après celles et ceux qui parlent de post-vérité, nous vivons dans un monde alternatif. Et c’est vrai. C’est vraiment un monde alternatif dans lequel nous vivons, mais la raison n’est pas cognitive.
Selon l’hypothèse cognitive, l’indifférence aux faits se serait généralisée et elle s’accompagnerait d’une régression extraordinaire dans les capacités critiques du public. Même si certains faits sont vrais et comptent, et si d’autres sont faux, on ne pourra jamais revenir à l’idée d’un fait isolé, sorti de son écosystème et tenant tout seul. Il s’opère en revanche une transformation très profonde de la définition du vrai et du faux qui se lie à la question de l’identité, à comprendre ici comme l’affiliation ou l’appartenance à un monde.
Essayons de saisir la différence qui réside entre l’hypothèse cognitive et l’hypothèse d’une appartenance à des mondes différents. Prenons l’expression britannique « right or wrong, my country », que l’on peut traduire par « vrai ou faux, mon pays ». Cette phrase maintient un principe de vérité profond : la différence entre le vrai et le faux ne se situe pas au niveau des énoncés ou de ce qui est dit, mais au niveau de l’appartenance à un pays. Cela signifie que tout ce qui est dit contre mon pays, je le tiendrai pour faux, même si je sais parfaitement (cognitivement) que c’est vrai. Il s’agit donc d’un conflit de vérités qui ne suppose ni une absence de vérité ni une absence de confiance dans la vérité. C’est, au contraire, un rabattement des notions de vrai et de faux sur celle de l’appartenance à l’identité, à un pays ou à un parti. Nous retrouvons cet argument en lisant dans les journaux que des professeur·e·s sont empêché·e·s de parler de chimie ou de physique de l’environnement dans des lycées ou des universités américaines parce qu’il leur est dit que ce qu’ils ou elles étudient est inacceptable pour la conscience des parents d’élèves.
Mais alors, à quoi avons-nous affaire ? Est-ce à une indifférence à la vérité ou bien à un déplacement de la notion de vérité sur la question d’un enracinement dans une identité ? Cela est même plus profond que l’identité, car tout ce qui vient de l’autre monde sera jugé faux. Alors le drame, si l’on peut dire, c’est qu’il faut cette appartenance à un monde, et non plus simplement à une société, pour tenir l’objectivité et la robustesse des faits – et elle est nécessaire aussi bien du côté de celles et ceux qui se plaignent de l’irrationalité que du côté de celles et ceux qui regrettent l’absence d’esprit critique du peuple. Elles et eux aussi se trompent sur l’origine de leur confiance dans les faits. Et c’est là où la cartographie des controverses est de nouveau utile, parce qu’il faut une appartenance à un monde commun pour tenir la robustesse d’un fait. L’écosystème nécessaire à sa solidité ne suffit plus.
En effet, quand on dit « right or wrong, my country », c’est vrai ou faux au sens moral, et non au sens cognitif – l’appartenance est le point qui définit ma vérité, qu’il s’agisse de l’appartenance au parti républicain, à la Pologne ou à toute nouvelle identité en train de se forger dans la fin du modernisme. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que c’est le même problème de l’autre côté. Sauf que de l’autre côté, on a l’impression d’avoir affaire à des faits bien élaborés, qui tiennent encore tout seuls, sans avoir besoin d’une institution scientifique, du moins le croit-on, puisque nous en faisons partie et que donc nous ne la sentons pas plus qu’un poisson ne sent l’importance de l’eau. En réalité, pour « nos faits » à nous aussi il faut un monde qui soit partagé. Or, cette appartenance au monde est exactement ce que la crise écologique fait perdre aux deux côtés du débat – ou plutôt ce qui fait qu’il n’y a plus du tout « deux côtés » que l’on pourrait imaginer de mettre en balance.
Nous vivons un choc de mondes qui n’était pas prévu. Nous n’avions pas prévu la rupture d’un monde matériel et écologique commun, même si nous aurions pu nous en apercevoir grâce à l’anthropologie. Mais celle-ci a eu tendance à considérer qu’il s’agissait de dimensions culturelles, sans valeur ontologique, et que l’expression de « mondes divers » n’entraînait rien, au fond, sur les capacités cognitives des scientifiques. La question se posait évidemment déjà à celles et ceux qui travaillaient sur les ethnosciences, mais le combat n’était pas égal et la situation était marginale, sauf chez certain·e·s ethnologues particulièrement avisé·e·sEduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, Paris, PUF, 2009.. Pour résumer : un fait isolé est faible, il a besoin d’être situé dans une société et dans un écosystème pour devenir robuste, les études des sciences et des techniques, comme l’analyse de controverses, nous l’ont montré. Mais que faire lorsqu’il s’agit d’une guerre de mondes ? Que faire quand certain·e·s nous disent que le monde dans lequel nous sommes n’est pas le même que le leur ? Cette guerre n’était pas menée, comme maintenant, par le président ou le ministre de l’Environnement du gouvernement américain, ou par des scientifiques, eux-mêmes prix Nobel, contre d’autres prix Nobel.
L’un des deux paris initiaux de l’analyse de controverses reste à mon avis valide. La confiance dans l’objectivité scientifique a toujours été son but ultime, malgré la découverte de la quantité d’éléments, non pris en compte par la philosophie, nécessaire pour obtenir des faits robustes et surtout pour en préserver la qualité. Il fallait donc se défaire de l’idée d’autonomie et, comme l’avaient très bien vu les pragmatistes il y a cinquante ou quatre-vingts ans, de ce danger de confier à l’épistémologie la tâche de défendre des énoncés contre d’autres. Ce pari-là, je le maintiendrais. Il était juste de dire aux savant·e·s : « Vous vous défendez avec des sabres de bois, lorsque vous serez vraiment attaqué·e·s, vous vous apercevrez que rien ne défendra vos énoncés contre l’opposition. » Et c’est ce qui s’est passé avec les débats sur le climat. Il est indispensable de reconstituer les liens qui permettent d’assurer la robustesse des faits, mais il faut aussi réussir là où les pragmatismes ont échoué, au niveau du lien philosophique, ou épistémologique, et aussi sur la question de la mutation climatique – ce n’est pas par hasard que l’on soit arrivé à cette extrême controverse de mondes, cette guerre des mondes, sur cette question, ce que j’appelle le Nouveau Régime climatiqueBruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau Régime climatique, Paris, La Découverte, 2015..
Le second pari de la cartographie des controverses, le web, est toujours juste et il s’est étendu. Il s’agit d’une cartographie des cosmologies, car on lutte les un·e·s contre les autres. Mais les outils numériques sont-ils encore adaptés à l’ampleur des divergences qui existent ? J’avoue que je ne suis plus capable de répondre à la question. Je pense sage de continuer l’analyse de controverses, oui, mais en passant de l’ancienne dispute sur les faits et sur le monde social nécessaire à leur production aux disputes sur le monde à habiter. Et c’est là que la connexion entre les moyens de description de ce monde à habiter et la question des controverses devient centrale. Il nous faut maintenant monter à ce deuxième niveau de complexité des controverses : ce n’est plus simplement le monde social qui est chargé d’assurer la robustesse des faits, mais le monde tout court, c’est-à-dire le territoire, l’habitat, le cadre existentiel dont dépendent finalement, même si on s’en aperçoit tardivement, toute activité scientifique et toute confiance dans des énoncés savantsBruno Latour et Peter Weibel, Critical Zones : The Science and Politics of Landing on Earth, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2020.. D’où l’importance de développer non plus seulement les outils de description des controverses, mais aussi les instruments pour rendre le monde dont nous dépendons observable.
Texte issu de la conférence donnée pour les cinquante ans du Centre de sociologie de l’innovation (CSI) le 1er décembre 2017.
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