« Écrasez l’infâme ! », écrivait Voltaire. Le programme n’est pas neuf, mais c’est lui rester fidèle que de relancer, encore et toujours, la machine critique, de lutter sans merci contre les préjugés, ce « fruit malheureux de l’ignorance [qui] prévient l’esprit, l’aveugle et le captive », selon la définition de l’Encyclopédie. Les Lumières constituent l’une des matrices de l’éducation en démocratie : il suffit pour cela d’évoquer le projet d’instruction publique imaginé par Condorcet en pleine Révolution française, avec pour ambition de « rendre la raison populaire », et de rappeler le rôle attribué à la formation de l’exercice des facultés dans l’émancipation de chacun·e. Entendu comme « un ensemble d’attitudes et d’habitudes liées au discernement, à la réflexion et à la vigilance sur ses jugements et ceux des autres », l’esprit critique est devenu aujourd’hui l’horizon le plus consensuel qui soit. Les difficultés commencent dès lors qu’il s’agit de le mettre en œuvre : les voies paraissent nombreuses et font l’objet de propositions aussi complémentaires que contradictoires. Commençons ici par rappeler la distinction entre deux mouvements se réclamant explicitement d’une volonté critique : le critical thinking et la pédagogie critique.
L’écart est grand entre Robert H. Ennis et Paulo Freire, deux figures tutélaires dont les ouvrages, respectivement Critical Thinking (1996) et Pédagogie des opprimés (1968), apparaissent comme les références. Né dans le monde anglo-saxon, le critical thinking repose sur l’identification de compétences (skills) que doit posséder un·e penseur·se critique ; il tend à faire de l’esprit critique une question d’habileté, de réflexes et de techniques, sans travailler réellement la disposition à le cultiver. Il n’en va pas de même avec la pédagogie critique, née au Brésil, qui assume sa portée ouvertement politique de transformation radicale des rapports sociaux ; ce mouvement, constitué à partir d’une critique de l’école comme institution contribuant à l’entretien des cadres d’oppression, se fixe pour objectif de faire de l’élève/étudiant·e/apprenant·e un « sujet actif engagé dans son développement personnel et dans celui de la société ». Les situations d’apprentissage qui en découlent sont à front renversé de celles du critical thinking. Quand ce dernier érige les normes d’évaluation d’un bon raisonnement et conçoit des stratégies formatées, la pédagogie critique cherche à faire de la classe un brave space pour promouvoir une pédagogie multiculturelle, décoloniale et féministe.
Ces deux courants antagonistes peuvent néanmoins invoquer, l’un comme l’autre, le philosophe étatsunien John Dewey. Parce qu’il a placé au cœur de ses réflexions les moyens de réaliser une pleine démocratie et qu’il y a lié une théorie de l’éducation, sa pensée a laissé de multiples empreintes, à tel point que toutes les méthodes dites actives (pédagogie par projet, pédagogie coopérative, etc.) peuvent se réclamer, à des titres divers, de sa filiation. Il faut dire que, dès 1910, dans son ouvrage Comment nous pensons, Dewey pose les principes de l’enquête (inquiry) comme fondement de l’examen critique (critical examination). Il met l’investigation au premier plan et ce, dans une perspective pleinement politique puisqu’il articule connaissance, socialisation et action. Se construit ainsi ce que John Dewey appelle un public, c’est-à-dire une communauté d’enquêteur·rice·s. En ce sens, la cartographie des controverses ne tend pas à autre chose. L’un de ses socles est le partage des savoirs afin d’outiller des citoyen·ne·s concerné·e·s, car tout le travail d’exploration qu’elle implique consiste à apprendre à s’orienter au milieu des incertitudes pour mieux se positionner et intervenir.
La cartographie des controverses propose de concentrer l’attention sur le moment de fabrication des connaissances afin d’entretenir avec elles un rapport autonome. En cela, elle est bien fille des science and technology studies (STS), et c’est sans doute ce qui la singularise d’autres approches. Le pari, car c’en est un, est le suivant : si le nombre de connaissances certifiées et robustes est très impressionnant aujourd’hui – il est même probable que son volume n’ait jamais été aussi important et il n’est pas question de les laisser de côté par ailleurs –, il faut plonger, régulièrement et sans crainte, dans la fosse aux inconnues, durant la phase d’élaboration et de stabilisation des faits scientifiques. C’est ainsi qu’une vision moins naïve et illusoire des sciences se forme, et cela permet un plein regard critique au sens étymologique du terme (krinein), soit une volonté de trier et de départir les éléments collectés : la cartographie des controverses cherche à identifier des positions et à les mettre en relation afin de dégager la configuration spécifique des désaccords. Ainsi l’esprit critique se pratique-t-il non pas parce qu’il distribue d’entrée les bons et les mauvais points, mais parce qu’il accepte de ne pas disqualifier telle position par principe et apprend à envisager sans œillères la variété et le foisonnement des argumentations.
Cette attitude se distingue aussi bien de celles et ceux qui veulent s’en remettre aux scientifiques du fait de leur légitimité et attendent leurs verdicts, que de celles et ceux qui affirment que l’on ne peut pas faire confiance aux scientifiques en rappelant les cas où les discours de raison ont fait montre de déraison – les scandales et les erreurs étant en effet légion. De part et d’autre, chacun·e se sent légitime à se réclamer de l’esprit critique : les premier·e·s rappellent qu’il est au fondement de la démarche des scientifiques et, arguant qu’on ne peut pas savoir tout sur tout, invitent à s’en remettre à eux et à elles. Les second·e·s soutiennent au contraire qu’en critiquant les autorités proclamées et en s’efforçant de forger son jugement, on reste fidèle au sapere aude (« ose savoir ») et à sa liberté de penser.
On voit bien comment, face à la lutte contre les thèses dites complotistes, les rumeurs et les fausses informations, il est tentant de réinstaller les autorités sur leur piédestal. Il semble néanmoins plus que périlleux de s’en remettre à la nostalgie d’un passé, très largement idéalisé au demeurant, comme si les institutions n’avaient jamais été contestées auparavant. Aussi, pour sortir des chausse-trappes du discours néo-positiviste d’une part et d’une défiance généralisée, voire d’un relativisme, d’autre part, il faut peut-être admettre qu’aucune de ces deux voies n’est pleinement satisfaisante et que c’est en commençant par situer des énoncés flottants, autrement dit en déplaçant le questionnement de « qui dit quoi » à « comment et qu’est-ce qui est dit par qui et par rapport à qui » que l’esprit critique s’aiguisera. En s’attachant vaille que vaille à (dis)cerner, dans toute leur épaisseur et toute leur étendue, les énoncés et leurs arguments, on peut escompter, ou espérer, sortir de la sensation d’étau que les controverses sont à même de susciter. En s’autorisant l’étude de sujets sur lesquels les savoirs spécialisés ne sont pas encore stabilisés, la cartographie des controverses ouvre la boîte noire de la fabrication des preuves et rend visibles les procédures qui conduisent à leur établissement. On y saisit combien leur robustesse ne repose pas sur les seuls nom, titre et statut d’un·e acteur·rice, mais sur la solidité de leur chaîne de références. C’est une vision un peu plus complexe, mais plus réaliste, de la construction des faits qui s’y exprime. Cela ne peut que rejaillir dans le même temps sur la reconnaissance et l’assimilation de faits dûment établis.
Les Lumières mettaient déjà en garde contre le risque que la critique ne devienne elle-même une doxa. C’est tout le problème d’une formation à l’esprit critique qui s’érige en magistère et apprend à penser comme celle ou celui qui nous a convaincu·e·s rationnellement plutôt que par nous-mêmes. Or, une telle manière édifie un corps doctrinal préétabli et annihile l’esprit critique qui, si on le déploie réellement, ne cherche pas à obtenir approbation mais à entretenir inconfort et inquiétude. La cartographie des controverses, par le principe d’impartialité qu’elle met en acte, ne préjuge jamais de ce qu’il faut penser, de qui a raison ou tort, elle assume de ne pas savoir et de prendre le temps de décrire, à un instant donné, ce qui fait controverse – et rappelons-le aussi, ce qui ne le fait pas.
S’il existait, le verbe « expériencer » pourrait résumer le principal précepte pédagogique de la cartographie des controverses, car « apprendre des autres et partager avec eux provoque un intérêt pour les supports de l’intelligence publique », selon la conception de Dewey. À ce titre, elle redéfinit la position des personnes qui encadrent l’enquête puisque ces dernières n’ont pas forcément plus d’expertise que ceux et celles qu’elles accompagnent. De ce point de vue, elle est à rebours d’une pratique qui consiste à transmettre un contenu sur un sujet ; elle invite plutôt à apprendre par le sujet et à se laisser transformer par lui. Montaigne rappelait, à propos de l’esprit, qu’« il lui faut tailler par art les limites de sa chasse ». En cela, la cartographie des controverses relève bien d’un certain art de la chasse, où l’on se tient à l’affût, jamais assuré·e d’aucun résultat, et où l’on reste constamment en interaction non seulement avec ceux et celles avec qui l’on enquête, mais aussi avec les matériaux rencontrés, récoltés et travaillés. Finalement, cette pratique n’enseigne l’esprit critique que dans le sens où il se trouve embarqué dans l’action même de l’enquête, laquelle est « requise non pour accumuler de plus en plus d’informations sur le monde, mais pour mieux correspondre avec lui ».
S’il est courant d’invoquer la lutte contre la paresse de l’esprit ou le pli qui consiste à reproduire des grilles toutes faites, l’objectif est peut-être avant tout d’entraîner l’esprit à ne pas s’engourdir, à ne pas se laisser gagner par l’inertie au risque de perdre sa liberté. La cartographie des controverses, parce qu’elle est toujours l’exploration d’un paysage intellectuel singulier, permet de rester constamment dans la vivacité/vitalité de l’éveil, cet instant où les sens se mettent en action et où les résonances du monde nous défient de les arraisonner et de les entendre.
Vincent Casanova
Vincent Casanova est agrégé d’histoire, il enseigne au lycée Léon Blum de Créteil et coordonne un cours de cartographie des controverses en master à Sciences Po.