Donner à voir au public la victoire d’un grand homme et de sa théorie : tel fut longtemps l’objet de la controverse, terme employé pour désigner la mise en scène de disputes savantes incarnées par d’illustres protagonistes. En fournissant un aperçu des sujets débattus, les controverses contribuaient à exposer une querelle scientifique et légitimer sa résolution. Elles vulgarisaient les savoirs scientifiques et racontaient leur élaboration.
Ce procédé narratif paraît aujourd’hui désuet, voire inapprorié, face aux situations d’incertitude – d’origine environnementale, sanitaire ou technologique – dans lesquelles les citoyen·ne·s sont placé·e·s sans que les connaissances scientifiques ne permettent de trancher aisément. L’irruption du Covid-19 montre, non sans susciter l’étonnement, le temps relativement long dont les sciences ont besoin pour comprendre, faire preuve et convaincre. Alors que les controverses prolifèrent et changent de nature, rendant l’action collective difficile, les sciences sociales sont plus que jamais utiles. En postulant que la production des savoirs est indissociable du contexte social dans lequel ils se construisent, elles font de l’analyse de controverses un ressort de compréhension et d’action. En la fondant sur la méthode de l’enquête – qui décrit des acteur·rice·s, des enjeux, des arguments, des dispositifs de preuves et des arènes de débats –, elles en font aussi un outil pédagogique, précieux pour former les citoyen·ne·s d’aujourd’hui et de demain à l’esprit critique.
Parce qu’il retrace le réseau de relations qu’entretiennent les divers·es protagonistes, qu’il prend en compte les façons multiples de délimiter et de représenter un problème et que son exercice permet de se repérer dans la terra incognita que constitue une controverse, ce type d’analyse prend parfois, métaphoriquement, le nom de cartographie des controverses.
Le programme Forccast, financé par l’Agence nationale de la recherche de 2012 à 2020 et dédié à la « Formation par la cartographie des controverses à l’analyse des sciences et des techniques »
, a œuvré pendant huit années à son déploiement comme pratique pédagogique. Il a fait sortir
cet objet d’enseignement de l’École des mines où les chercheur·se·s du Centre de sociologie de l’innovation l’ont initié. Il l’a fait prospérer à Sciences Po, où Bruno Latour l’a introduit, pour le diffuser dans des universités, des lycées et auprès de citoyen·ne·s par l’organisation d’ateliers.
La science en train de se faire
Durant les années 1930, le philosophe Karl Popper identifie l’importance du dissensus dans l’activité scientifique. À l’aide du principe de falsifiabilité, il fait de la réfutation d’une théorie déjà établie le principal moteur de la science. Bien après lui, à partir des années 1970, les tenant·e·s d’une approche sociologique et anthropologique de la connaissance scientifique, parce qu’ils et elles se veulent attentif·ve·s à la science en train de se faire et privilégient l’étude circonstanciée de sa pratique et de ses dispositifs expérimentaux, documentent le rôle des controverses dans la production de faits. Ces historien·ne·s et sociologues des sciences nomment ainsi des oppositions théoriques et méthodologiques propres à la production de connaissances scientifiques et en font une étape, un moment dans le processus d’émergence d’un énoncé valide.
Pour comprendre comment le concept de controverses éclaire le fonctionnement des sciences les plus fondamentales et a priori éloignées de toute dynamique sociale, suivons plus particulièrement le sociologue Harry Collins qui, depuis les années 1970 et jusqu’à la découverte des ondes gravitationnelles en 2015, a conduit une étude de terrain auprès de la communauté de physicien·ne·s des hautes énergies qui cherchaient à prouver leur existence. Une controverse avait émergé en 1968, date à laquelle le physicien Joseph Weber prétendit avoir découvert les ondes gravitationnelles grâce à un nouveau système expérimental. Ses pairs ne parvenaient pas à reproduire ce résultat, même en s’inspirant de son protocole, et pas davantage à prouver qu’il avait commis une erreur. Collins explique que, sur un front de recherche innovant, on ne peut pas s’appuyer sur un résultat – non encore défini – pour valider un dispositif expérimental, ni sur une méthode scientifique rigoureuse – non encore établie – pour valider ce résultat.
Durant sa recherche, Collins invite les scientifiques à s’exprimer sur les dispositifs expérimentaux de leurs collègues et concurrent·e·s lors d’entretiens. Il découvre l’ampleur et la virulence de leurs oppositions méthodologiques et théoriques et révèle aussi des critiques à dimension sociale, qu’elles soient institutionnelles (la confiance portée en une université ou un laboratoire), relationnelles (liées au charisme par exemple) ou relevant de la xénophobie ou de la misogynie. Bref, un monde fait d’humains, dont les interactions constituent un objet d’étude pour la sociologie.
Pour Collins, la controverse est donc un moment de confrontation des méthodes et de dialogue plus ou moins civilisé, une étape participant à la construction collective d’un fait scientifique, obtenu alors qu’une communauté parvient à un consensus. Selon lui, l’étude des controverses est féconde d’un point de vue épistémologique – et pour certain·e·s sociologues des sciences, elle devrait se limiter à cette prétention.
Quand la controverse fait controverse
Pour d’autres sociologues, au contraire, une controverse ne se réduit pas à l’univers de la recherche scientifique. Cyril Lemieux, par exemple, y voit certes une querelle scientifique, qu’il qualifie de conflit triadique (deux partis qui s’opposent et un public de pairs qui juge), mais il y adjoint la possibilité d’un processus de « déconfinement de la controverse » dès lors qu’un·e des acteur·rice·s en présence cherche à mobiliser d’autres forces (sociales, économiques) pour l’emporter ; s’ensuit une phase de « reconfinement » pour ramener le débat dans une arène où le jugement scientifique peut opérer.
À la suite d’autres auteur·rice·s, nous pensons que l’étude des dispositifs de preuve en société mérite une attention singulière et plus appuyée. Yannick Barthe relate comment des vétérans de l’armée française, déployés au Sahara durant les années 1960 et en Polynésie en 1996, ont cherché à démontrer qu’ils souffraient de leur exposition à des radiations lors d’essais nucléaires. La preuve épidémiologique de leur mise en danger, qui aurait consisté à comparer chez le groupe de soldats exposés, au regard de leur classe d’âge, la prévalence de cancers de la thyroïde, leur était impossible à fournir sans l’aide de l’État pour réunir une liste des personnels présents à l’époque sur la zone. Or, c’est précisément l’État qui était visé par leur plainte. Pour avoir une chance d’établir une preuve, il leur fallait faire connaître leur cause et donc atteindre de nouveaux publics en joignant leur voix à celles d’autres collectifs avec lesquels ils entretenaient pourtant des rapports complexes (victimes autochtones des essais, militants pacifistes anti-nucléaires et écologistes). Ils finirent par obtenir la reconnaissance de leur préjudice ainsi qu’une prime. Malgré un dispositif de preuve biaisé (ne sont venus à eux que ceux qui y ont vu un intérêt : d’autres vétérans malades), l’élaboration d’un lien causal entre l’exposition à des essais nucléaires et les cancers développés par des vétérans, et leur capacité à faire émerger une mobilisation sociale, sont ici indissociables et de même nature.
Les arguments à analyser procèdent d’un entrelacs de dimensions scientifiques, techniques, sociales, politiques et économiques, sans qu’il soit possible d’établir de causalité simple ou d’isoler un aspect. L’étude d’une controverse confrontée à des interrelations aussi subtiles et complexes ne peut donc se réduire à penser la production de connaissances comme issue de l’univers clos de la recherche : elle s’intéresse aux preuves en société.
La controverse, on l’aura compris, fait controverse. D’abord parce qu’elle n’est pas tant une forme prédéfinie du répertoire des débats sociaux que le résultat de mobilisations et qu’elle constitue elle-même un objet de débats : souvent, son existence même ne fait pas consensus. Pour certain·e·s acteur·rice·s par exemple, qualifier un désaccord de controverse sous-entendrait de légitimer un doute, quand ils ou elles estiment n’être confronté·e·s qu’à des fantasmes ou de la calomnie. Au sein même des sciences sociales, où la notion est associée à un courant de recherche en sociologie des sciences – celui de la théorie de l’acteur-réseau portée par Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour notamment –, définir une controverse pose problème. Précisément parce que nous sommes attentif·ve·s à la pluralité des voix dans une controverse, nous ne prétendons pas ici trancher un débat définitionnel ou méthodologique en sociologie. Mais, en tant que membres d’un collectif de recherche, le programme Forccast, qui a fait de l’analyse de controverses une pratique de pédagogie active, nous voulons témoigner de sa fécondité comme dispositif d’initiation à l’étude des interrelations entre sciences, techniques et sociétés, en nous penchant sur des sujets brûlants.
Controverses : mode d’emploi
Pour se repérer dans les situations d’incertitude et les controverses contemporaines, cet ouvrage propose un mode d’emploi.
Rédigé collectivement par les membres de Forccast durant la dernière année du programme, il s’appuie sur le travail réalisé durant huit ans d’expérimentations pédagogiques. Il présente un ensemble de ressources théoriques, d’enquêtes pratiques et d’outils méthodologiques à l’attention de tou·te·s celles et ceux qui cherchent à « agir dans un monde incertain », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe.
Commençons ici par donner une définition opérationnelle des controverses, c’est-à-dire des critères permettant d’identifier des cas intéressants, ou bien, lorsque l’on s’y trouve confronté·e, d’orienter le regard vers les dimensions essentielles qui permettent d’en saisir les enjeux et le processus. Les sociologues Nicolas Benvegnu, du médialab de Sciences Po, et Brice Laurent, du Centre de sociologie de l’innovation de l’École des mines, ont, dans le cadre de leurs enseignements, fait émerger la définition suivante, qui a servi de fondement à de très nombreuses formations à l’analyse de controverses proposées par Forccast.
Une controverse est une situation (1) dans laquelle un différend/désaccord (2) entre plusieurs parties (3) – chaque partie engageant des savoirs spécialisés (4) et aucune ne parvenant à imposer des certitudes (5) – est mis en scène devant un tiers (6). Une controverse est caractérisée par un enchevêtrement d’enjeux variés, de faits et de valeurs (7) ainsi que par le fait que s’y jouent simultanément une définition de la technique et du social (8).
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Situation (1) : ce terme ouvre la métaphore cartographique fréquemment utilisée dans l’analyse de controverses. Dans le cadre de l’enquête, on produit un état des lieux, c’est-à-dire qu’on rend compte de la manière dont des positions s’établissent et s’agencent à un instant t. La situation s’entend comme une configuration à un moment donné, elle est sujette à des dynamiques et résulte d’une trajectoire.
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Différend (2) : le terme induit l’existence d’une relation entre les positions (un conflit est une relation), au sens où celles-ci se répondent entre elles. Ainsi, on pourra considérer qu’en cas d’étanchéité absolue entre les positions des acteur·rice·s dans la formulation de leurs positions, la controverse ne peut être constituée – la controverse suppose une sorte de balistique.
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Plusieurs parties (3) : en théorie, deux parties suffisent à créer une controverse, mais le plus souvent aujourd’hui, les parties sont multiples et de natures très variées, individuelles ou collectives : chercheur·se·s, expert·e·s, représentant·e·s d’association, militant·e·s, activistes, hommes ou femmes politiques, etc. Le seul critère discriminant est la contribution publique de chaque partie à soutenir une position. L’acteur·rice se manifeste toujours en son nom – les catégories vagues comme « la société civile » ou « les politiques » sont écartées. Un énoncé doit toujours être situé, en référence à une source. Les acteur·rice·s sont dit·e·s mobilisé·e·s au sens où ils et elles participent à la définition de ce qui fait problème, et c’est souvent là l’un des points de désaccord.
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Savoirs spécialisés (4) : les controverses concernent toujours la production de connaissances et engagent des savoirs spécialisés. C’est d’ailleurs en cela qu’elles se distinguent de la polémique, d’un problème public ou d’un dilemme moral. Le terme de savoirs spécialisés rend compte du fait que les scientifiques ne sont pas les seul·e·s à les produire : il existe aussi des savoirs pratiques, parfois tacites, liés par exemple à un métier ou à l’inscription dans un territoire. Une telle perspective n’affaiblit pas l’autorité des savant·e·s. Elle se distingue d’un discours néo-scientiste qui considère que les affirmations d’un·e scientifique seraient crédibles du simple fait de son titre ou de sa « qualité », ce qui vaudrait argument d’autorité. Mais en décrivant avec finesse comment expertises et savoirs profanes contribuent réciproquement à la compréhension d’enjeux disputés, la méthodologie de l’analyse de controverses rend l’analyse des sciences plus réaliste.
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Incapacité à imposer des certitudes (5) : on parle d’une certitude lorsqu’un certain niveau de consensus autour d’un fait scientifique a été établi, c’est-à-dire lorsque la connaissance a été stabilisée. Il ne faut jamais perdre de vue qu’il existe aujourd’hui un nombre de connaissances stabilisées très important, mais que, par définition, le ou la chercheur·se travaille à établir un fait et que ce processus prend souvent (mais pas toujours) la forme d’une controverse.
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Mis en scène devant un tiers (6) : le tiers est de nature très variable. Il peut s’agir a minima des pairs au sein de la communauté scientifique ou, par exemple, des revues dans lesquelles publient les chercheur·se·s au sein d’un champ disciplinaire. Ce tiers renvoie parfois à des publics mobilisés, selon l’objet de la controverse. La mise en scène correspond quant à elle à une manière de cadrer les enjeux du débat, notamment lors de sa médiatisation.
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Enchevêtrement de faits et de valeurs (7) : a minima, on peut dire qu’une controverse est précisément le moment où les faits ne sont pas encore établis et où la démarcation avec les valeurs n’a pas eu lieu. On a tendance à définir les valeurs a posteriori, une fois que les faits sont faits, ce qui n’est pas très réaliste du point de vue des science studies. Il faut aussi se rappeler qu’il existe une multiplicité de faits d’une grande diversité de natures. Par ailleurs, le terme de fait a tendance à recouvrir toutes les étapes qui y conduisent alors que ces étapes elles-mêmes peuvent constituer une chaîne de faits. Finalement, un fait n’est rien sans la théorie – en tant qu’exemple, manifestation, prototype, etc. –, ni le travail de mise en forme – de mise en cohérence, de modélisation, d’ordonnancement – qui l’accompagnent.
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Indétermination de la technique et du social (8) : les études de controverses ont contribué à montrer combien la technique et le social ne sont pas des domaines en soi, dont on pourrait une fois pour toutes désigner ce qui en relève. Une controverse est justement un moment où la définition de la technique, par exemple, est en jeu.
Cette définition posée, les pages qui suivent s’attachent tout d’abord à montrer comment on peut porter un autre regard sur les objets du monde qui nous entourent, en les considérant comme intrinsèquement sociaux et politiques, en analysant leur histoire et leur construction – en d’autres termes, selon une perspective socio-technique. C’est dans le territoire que nous habitons et que nous parcourons chaque jour, la région Île-de-France, que nous sommes allé·e·s puiser nos exemples. Nous avons cherché à rendre visibles, respectivement : les idéologies qui ont sous-tendu l’aménagement des infrastructures urbaines de distribution de l’eau, des réservoirs aux bains-douches et aux puits artésiens ; les diverses manières de penser les systèmes techniques en sociétés à partir de l’analyse des objets en réseaux, qu’il s’agisse de transformateurs électriques, de data centers ou du vélo, dont la forme qu’on lui connaît aujourd’hui est le fruit d’une histoire et de rebondissements insoupçonnés ; la production conjointe de pratiques, de théories et de l’ordre social par une mainmise des sciences sur les corps des femmes, étudiée à travers la figure de la Vénus hottentote, la représentation de l’hystérie et la pratique de la péridurale.
L’ouvrage donne ensuite à voir, par l’exemple, la variété et la
richesse des cas de controverses, en présentant cinq d’entre elles. Ces textes sont le fruit d’enquêtes collectives en sciences sociales, menées par l’équipe de Forccast dans le cadre de travaux étudiants ou pour nourrir des enseignements. Elles portent respectivement sur la reconnaissance du burn-out, la procédure d’autorisation du glyphosate, le projet d’aménagement de la forêt de Romainville en Seine-Saint-Denis, la présence des rats à Paris et le déploiement des forages en eaux profondes.
Une présentation des méthodes d’exploration des controverses parachève ce mode d’emploi. Elle montre que la cartographie des controverses dialogue avec une pluralité de disciplines : avec les sciences de l’éducation, pour témoigner que la pratique de l’enquête contribue à former à ce que l’on appelle communément l’esprit critique ; avec l’anthropologie et la sociologie qualitative, auxquelles elle emprunte non seulement l’arsenal méthodologique, mais aussi des postures descriptives et des principes interprétatifs pour mener une enquête fructueuse ; avec les sciences du design pour parfaire la mise en forme des matériaux collectés dans le travail de terrain ; avec les arts oratoires, appliqués aux simulations de débats, qui par l’incarnation – corporelle autant que conceptuelle – des arguments participent pleinement de la compréhension de la controverse ; avec la création artistique enfin, qui fait de la représentation l’instrument de mobilisation de publics actifs.
Le titre de cet ouvrage, en hommage au chef-d’œuvre de Georges Perec, rappelle qu’il partage avec La Vie mode d’emploi le projet de mettre la description brute, dans toute sa richesse, au cœur de l’écriture. Car se repérer dans l’incertitude, c’est d’abord et avant tout savoir se perdre dans la complexité.
Thomas Tari
Thomas Tari est sociologue au médialab de Sciences Po et responsable du Centre d’exploration des controverses.