L’analyse de controverses est venue rencontrer, à partir de la fin des
années 1980, ce que le sociologue Ulrich Beck a appelé « la société du
risque ». Selon lui, les sociétés contemporaines sont marquées par une prolifération de risques nouveaux créés par les progrès techniques et scientifiques. Si certain·e·s soulignent qu’il s’agit d’une réalité ancienne, les maux causés par les sciences et l’industrie – pollutions industrielles, atteintes à l’environnement et à la santé, etc. – sont devenus de plus en plus visibles et dénoncés durant la seconde moitié du XXe siècle. La proposition moderne selon laquelle les sciences, opposées aux « passions », seraient un gage d’objectivité, de progrès et de raison perd de sa force alors que l’on assiste à une confrontation des formes d’expertise, que les débats techniques entraînent souvent une redéfinition du social, et qu’il est de plus en plus difficile de distinguer les faits et les valeurs.
Le constat que les sciences et les techniques deviennent des sources de risque
crée un contexte d’incertitude radicale et pose des questions cruciales
quant à l’articulation entre politique et expertise : comment « agir dans un monde incertain » ? Comment décider et trancher face à une prolifération de controverses qui mobilisent des connaissances techniques ou
scientifiques pas encore stabilisées, alors que les attentes
démocratiques sont fortes ?
L’analyse de controverses propose un moyen de navigation dans cet
environnement incertain. Elle n’est ni une synthèse d’enjeux éthiques, ni
une revue de la littérature scientifique, ni – comme on l’entend parfois – une opération de relativisation visant à décrédibiliser les sciences ou à se rendre aveugle aux rapports de force structurels. Son ambition première n’est pas métaphysique : elle se veut avant tout une opération de description, par l’enquête, de la « morphologie » des désaccords, soit de leurs acteur·rice·s, de leurs arguments et de l’évolution de leurs positions au fil du temps. Elle entend par là aider à comprendre comment les questions scientifiques et techniques mettent la société « à l’épreuve » et ne peuvent être distinguées des enjeux sociaux et politiques.
La description pour principe
Ce sont les acteurs eux-mêmes qui font tout, même leurs propres cadres
explicatifs, leurs propres théories, leurs propres contextes, leurs propres
métaphysiques et même leurs propres ontologies… Bref, la seule direction à
suivre, j’en ai peur, c’est : encore plus de descriptions. […] Je dirais
que si votre description a besoin d’une explication, c’est que ce n’est pas une bonne description, voilà tout.
La cartographie des controverses se fonde essentiellement sur un travail de
description. Elle répertorie les acteur·rice·s, c’est-à-dire les
personnes s’exprimant publiquement sur le sujet choisi, reporte leurs
arguments, repère les liens qui les unissent ainsi que leurs points de
divergence. Décrire le déploiement de la controverse sans immédiatement
chercher à l’analyser ou à l’interpréter est l’un de ses aspects
méthodologiques les plus importants.
Cette approche s’inspire de plusieurs courants, tels que la sociologie de la traduction de Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, la sociologie pragmatique de Luc Boltanski, Francis Chateauraynaud et Cyril Lemieux, l’ethnométhodologie d’Harold Garfinkel ou encore la méthode de la théorie ancrée de Barney G. Glaser et Anselm Strauss. Ces écoles distinctes ont un point commun majeur : leur préférence pour la description plutôt que l’explication est guidée par la volonté de ne pas « perdre le phénomène ». À la place des « sociologies du social », qui abordent le social comme un domaine particulier de la réalité (« la société » existerait en elle-même), elles privilégient une sociologie des associations, qui suit les relations se créant entre acteur·rice·s et appréhende le social comme un ensemble dynamique de regroupements collectifs toujours mouvants.
Ces approches descriptives s’opposent aux écoles dites hypothético-déductives, qui partent de postulats généraux pour expliquer les phénomènes et tendent à appliquer des théories préexistantes à des données empiriques. Les enquêtes hypothético-déductives débutent habituellement par une revue extensive de la littérature en sciences sociales portant sur l’objet étudié et par la formulation d’une question de recherche à partir de cet état de l’art. Cette problématique est ensuite appliquée ou vérifiée durant la recherche. Les approches préconisées dans l’étude de controverses tendent quant à elles à procéder de manière inductive, c’est-à-dire à développer l’analyse à partir du terrain d’enquête plutôt que de cadres théoriques extérieurs. Elles s’efforcent de rester ouvertes à la découverte d’aspects dont on ne soupçonnait pas l’existence et qui sont susceptibles de changer la question générale de l’enquête. Ainsi, dans l’approche inductive, l’objet n’est pas vraiment défini en termes de « question de recherche », mais comme un territoire à explorer, et l’absence de recours à un cadre théorique préalable ouvre la possibilité de modifier la problématique jusqu’à la fin de la recherche.
L’une des principales conséquences méthodologiques de l’approche inductive est que l’on ne peut connaître à l’avance la liste des entités qu’il convient de prendre en compte dans l’analyse : il faut suivre les relations pour découvrir ces entités, les formes qu’elles prennent et la manière dont leurs relations se tissent. La confrontation avec la variété des acteur·rice·s et leurs parcours de vie renforce la posture descriptive. Dans la démarche hypothético-déductive, on cherche à classer les acteur·rice·s en fonction de traits qui leur seraient inhérents, tels que l’âge, l’ethnicité, la classe de revenus, etc., ce que critiquent des auteur·rice·s comme Howard S. Becker, en considérant que cela revient à naturaliser les catégories. À l’inverse, dans la démarche inductive, on estime que les différences entre groupes résultent des définitions données par les personnes participant à ces groupes. En reprenant un exemple donné par Everett C. Hughes, Becker explique que si l’on peut penser que les Canadien·ne·s francophones constituent un groupe ethnique, ce n’est pas pour la raison qu’ils et elles parlent plus souvent français ou sont plus souvent catholiques que les autres Canadien·ne·s, mais parce qu’ils et elles se perçoivent eux-mêmes et elles-mêmes comme un groupe ethnique distinct. Ainsi, loin d’être une prérogative du sociologue, le travail de catégorisation est une préoccupation routinière des acteur·rice·s. Eux et elles aussi catégorisent les situations, comparent, organisent, établissent des relations et montent en généralité. Ils et elles cherchent d’ailleurs souvent à imposer leur cadrage ou leur définition de la situation afin de prendre l’avantage dans un débat. Il est donc nécessaire de mettre de côté l’interprétation systématique et le réflexe analytique, afin de restituer la manière dont les acteur·rice·s problématisent leur identité, la situation et ses enjeux.
Appliquer le principe de symétrie
L’enquête de controverses s’appuie sur ce que le sociologue David Bloor a appelé un « principe de symétrie ». Ce principe engage, en analysant une controverse passée et clôturée, à ne pas se laisser prendre par le discours a posteriori des vainqueur·e·s, qui explique souvent la victoire par des causes internes aux sciences et la défaite par des causes externes, comme des intérêts politiques ou économiques. Il faut donc veiller à ne pas partir d’une vision qui déterminerait d’entrée de jeu les vainqueur·e·s et les vaincu·e·s. Les historien·ne·s qualifient de lecture téléologique le récit trop linéaire d’une controverse passée, comme si l’identité du ou de la gagnante avait toujours été évidente, comme s’il n’y avait jamais eu d’incertitude et que l’histoire avait un but – la marche nécessaire vers l’exactitude des faits ou le progrès. Le principe de symétrie est donc une invitation à prendre tou·te·s les acteur·rice·s au sérieux, à rendre compte de leur activité de production de sens, même si celle-ci peut paraître, pour l’observateur·rice, infondée ou irrationnelle.
Le principe de symétrie est parfois suspecté d’ouvrir la porte à un relativisme radical, selon lequel tout se vaut et rien ne peut jamais être tenu pour vrai puisque tout est relatif à un point de vue. Retenons plutôt qu’il est une invitation à l’impartialité méthodologique vis-à-vis des motivations des acteur·rice·s, une incitation à décrire la controverse en se gardant d’y projeter des explications qui leur seraient inconnues. Voyons-y la volonté de faire preuve de générosité intellectuelle, de capacité d’écoute, d’empathie et d’ouverture d’esprit vis-à-vis des arguments récoltés et de traiter les savoirs sans hiérarchie préexistante. Cela implique aussi de ne pas préjuger de qui doit parler de technique, de politique ou de social. L’objectif est de saisir la cohérence interne de tous les énoncés, la rationalité propre à chacun·e et ce qui fait sens à ses yeux.
Il ne faut pas pour autant négliger l’asymétrie qui peut se donner à voir en cours d’enquête : les acteur·rice·s n’ont pas les mêmes ressources ni les mêmes capacités de mobilisation. Symétriser une description ne revient
pas à nier des rapports de force, souvent déterminants, ni à mettre sur un
même plan des énoncés de nature très différente ou à aplatir la complexité
du réel en affirmant que « tout se vaut ». Bien au contraire, toute la subtilité de l’exercice est de savoir rendre compte de cette complexité
sans préjuger, par des explications déterministes, de la défaite ou de
l’invisibilité de certaines positions.
Non seulement les acteur·rice·s transforment une controverse lorsqu’ils et
elles s’en emparent, mais ils et elles sont aussi transformé·e·s par elle,
de manière symétrique. La controverse doit donc être abordée comme une
épreuve : une situation dans laquelle les acteur·rice·s questionnent et
transforment l’ordre social qui les lie.
Suspendre les prénotions et se laisser bousculer
L’attitude d’humilité épistémologique qu’implique le principe de symétrie trouve son prolongement dans la minutie requise pour toutes les étapes de l’enquête qualitative, de la récolte des données à leur transciption et à leur synthèse.
Et les surprises sont un excellent signe car elles apportent du nouveau par rapport à ce que l’on pensait connaître de la situation : tous les éléments et le savoir implicite que l’on ne questionne généralement pas et qui paraissent relever du sens commun. Nous héritons de la société à laquelle nous appartenons des modes de compréhension et des manières de faire sens quotidiennement. Les catégories de pensée qu’ils produisent deviennent si naturelles que nous n’en avons plus conscience. Une enquête se révèle d’autant plus intéressante qu’elle nous permet de les remettre en question, de dépasser nos aprioris pour mieux nous perdre dans la complexité d’un sujet en allant jusqu’à éprouver le sentiment troublant, voire inconfortable, de ne plus rien comprendre. Ainsi peuvent émerger un sens et des cadres explicatifs nouveaux.
Certains principes méthodologiques ont pour but de favoriser ces surprises, de créer les conditions d’être bousculé·e. Howard S. Becker
conseille ainsi de choisir précautionneusement le type de données à
rechercher. À l’encontre de la méthode sociologique courante de
l’échantillonnage aléatoire, il propose de rechercher le « cas étrange et
improbable », celui qui risque de chambouler le caractère évident d’une
situation. Étudier la manière dont des situations inattendues se produisent
réveille l’imagination, rend plus attentif·ve à des mécanismes qu’il n’est
pas dans les habitudes d’observer. Examiner des cas improbables implique de s’interroger sur les conditions qui empêchent de tels cas de se manifester plus souvent, de porter l’attention sur des dimensions plus fondamentales et invisibles des objets étudiés.
Becker suggère aussi de décrire les situations de la manière la plus
exhaustive et détaillée possible. Il propose de s’essayer, en début
d’enquête, à un petit exercice qui consiste à « tout » noter dans son carnet de terrain afin de fournir une « description complète et exacte », c’est-à-dire ne contenant pas de raccourci analytique, mais uniquement des faits d’observation bruts : par exemple, écrire « il bouge sur sa chaise, regarde régulièrement sa montre » plutôt que « il s’impatiente ». Becker y voit un échauffement nécessaire pour la suite de l’enquête, car la description abondamment détaillée permet des observations qui ne cadrent pas avec nos catégories de pensée et aident à les questionner.
La collecte de matériaux
L’analyse de controverses a pour autre caractéristique méthodologique de ne
prendre en compte des énoncés ou des points de vue que dans la mesure où
ils peuvent être situés. Ainsi, les idées et les opinions qui s’affrontent
doivent toujours être reliées à des acteur·rice·s, à des arènes et à une
temporalité précise.
Il n’existe pas d’outil spécifique pour repérer les acteur·rice·s et les
arènes pertinent·e·s. C’est l’enquête qualitative qui aide à les détecter,
par la recherche documentaire, par la lecture d’articles de presse et de
textes académiques, par la consultation des réseaux sociaux et de bases de
données spécialisées et par ce que l’on nomme le terrain – la conduite d’entretiens et les observations participantes.
Suivre les acteur·rice·s
Le cœur de l’analyse de controverses consiste à identifier finement les acteur·rice·s en présence et la manière dont ils et elles interviennent publiquement sur le sujet, mobilisant des connaissances spécifiques quoique de nature différente. Les savoirs scientifiques et techniques en font généralement partie, mais ne sont pas forcément au centre de la controverse. Plus cette dernière touche à des enjeux sociaux – on dit alors qu’elle est « déconfinée », pour reprendre l’expression de Cyril Lemieux –, plus les acteur·rice·s économiques, politiques, juridiques ou issu·e·s de la société civile jouent un rôle important. On cherche donc à recenser et à cartographier les protagonistes de la controverse à travers leurs ressources, leurs modes d’action, leurs interactions et leur manière de légitimer leur point de vue. Une bonne cartographie permet d’identifier les acteur·rice·s présent·e·s à l’origine de la controverse (notamment celles et ceux qui dévoilent le problème), celles et ceux qui proposent ou contestent les manières de comprendre le problème et d’y apporter des réponses, celles et ceux qui, par leur intervention, contribuent à ouvrir ou à décloisonner les débats. Ce faisant, la cartographie cherche à situer les différents savoirs et les formes d’expertise en présence, les arguments et leurs rapports de force dans les débats, et à comprendre en quoi ils contribuent à redéfinir le problème et à faire évoluer la controverse. Dans cette optique, la notion d’expertise ne se restreint pas aux formes de connaissances spécialisées et souvent institutionnalisées, comme les savoirs techniques et scientifiques, elle inclut des connaissances tacites liées à une pratique, une situation ou un lieu.
Un·e acteur·rice peut être un individu, une organisation, une institution,
un objet technique ou même un virus, un animal ou une catastrophe naturelle
dont le comportement ou l’irruption contribue à transformer une
controverse. Comme le note Bruno Latour, « toute chose qui vient modifier une situation donnée en y introduisant une différence devient un acteur – ou, si elle n’a pas encore reçu de figuration, un actant ». Il importe de ne pas rassembler les acteur·rice·s dans des catégories trop schématiques comme « les scientifiques » : par exemple, des clinicien·ne·s et des statisticien·ne·s ne produiront pas les mêmes connaissances sur une maladie émergente. Les disputes à propos de la légitimité des différentes formes de savoir et des modalités de règlement d’une contradiction forment souvent le cœur des controverses. En effet, il est exceptionnel qu’un argument fasse autorité auprès de l’ensemble des acteur·rice·s. Le plus souvent, le consensus sur les faits et les méthodologies qui servent à les mettre en évidence ne concerne qu’un groupe d’acteur·rice·s en particulier. Par exemple, les résultats d’un test thérapeutique peuvent être acceptés par des médecins mais rejetés par des associations de patient·e·s qui en contestent la méthodologie. L’objectif est alors d’essayer de comprendre, de manière subtile, qui fait autorité auprès de qui, et comment.
L’identité des acteur·rice·s est elle-même mouvante et évolue au fil de la controverse. Ainsi, des groupes sociaux concernés peuvent se structurer pour faire entendre leur voix et constituer un nouvel acteur : c’est ce qu’on décrit parfois par le terme de « lay expertise », ou expertise profane, dans le cas d’associations de malades ou de victimes qui fabriquent des connaissances afin de contester celles produites par des expertises plus traditionnelles comme les laboratoires pharmaceutiques et les agences gouvernementales. Les publications, les rapports d’activité et les sites de ces groupes servent souvent à retracer l’émergence de ces nouvelles formes d’expertise, identifier les tactiques qui leur permettent d’établir leur crédibilité et produire des connaissances légitimes.
La manière la plus simple de suivre les acteur·rice·s est de les interroger
directement. L’entretien semi-directif est au cœur de l’approche sociologique des controverses. Il consiste à poser des questions ouvertes, qui donnent l’occasion à la personne de développer ses idées. En assurant un contact direct avec des acteur·rice·s de la controverse, il permet d’obtenir une richesse d’information et une complexité d’analyse inégalables. Il est cependant possible de réaliser une étude de controverse en se fondant uniquement sur une recherche documentaire. Il convient également de choisir avec soin les personnes à interroger pour rendre compte des différentes manières de problématiser les enjeux d’une controverse. Howard S. Becker met ainsi en garde contre « la hiérarchie de la crédibilité » – le fait que l’on tende à accorder, souvent à tort, plus de crédit aux personnes occupant une position hiérarchique supérieure. Un·e dirigeant·e d’entreprise n’est pas nécessairement celui ou celle qui en sait le plus sur l’organisation qu’il ou elle dirige. Prendre au sérieux les pratiques de chacun·e, quelle que soit sa position dans l’entreprise, garantit une description plus riche et originale. Enfin, lors de l’entretien, il importe de ne pas se limiter aux opinions, mais de s’intéresser aussi aux activités quotidiennes, aux pratiques ordinaires et aux débats qui entourent la définition des faits les plus simples, soit tout ce qui fonde la manière dont la personne rencontrée connaît son objet et intervient dans le débat.
Décrire les arènes et la spatialité d’une controverse
Les arènes d’une controverse peuvent être définies comme les « lieux du
débat ». Ce sont les lieux physiques (une salle de conférence, un site industriel décrié) ou les espaces de délibération (législative, juridique), de publication et de publicité (revues scientifiques, médias, sites web) qui concernent et mobilisent des publics. L’arène d’une controverse est donc toujours spécifique et relative – au contexte, aux sujets abordés, aux participant·e·s – et, de ce point de vue, « arène médiatique » ou « arène politique » sont des catégories trop floues qui demandent toujours à être précisées.
Un·e acteur·rice ne parle jamais « en général ». Il ou elle cherche à persuader un auditoire précis pour lequel son discours est adapté. Ce n’est pas seulement la qualité relationnelle de la parole qui nous intéresse ici – qui parle à qui ? –, mais aussi le lieu où elle s’exprime – comment l’influence-t-elle ? Les lieux du débat impliquent en effet des régimes de légitimation spécifiques : on n’argumente pas de la même manière dans une revue scientifique, un débat citoyen, un programme politique ou un rapport d’expertise technique.
La notion de public doit être précisée. En cartographiant une controverse, on n’interroge pas l’opinion publique sur une question qu’elle connaît mal ou peu. On suit les acteur·rice·s et les collectifs concernés et mobilisés par le sujet étudié, conformément à la définition proposée par John Dewey dans Le Public et ses problèmes : « Ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés en bien ou en mal forment un groupe suffisamment distinctif pour requérir une reconnaissance et un nom. Le nom retenu est “le Public”. »
Les arènes sont aussi des espaces symboliques qui, s’ils légitiment les
discours de certain·e·s acteur·rice·s, en excluent d’autres. Qui peut
participer aux débats ? Qui en est écarté ? Le lieu de la controverse et son caractère plus ou moins exclusif est d’ailleurs un objet courant de dispute. L’impossibilité pour tel·le acteur·rice d’accéder à une arène devient souvent un argument central pour contester la validité des décisions prises, et des forums officieux peuvent émerger face aux cercles de débat officiels. Faire exister un espace et exister dans ces espaces constituent donc un enjeu de la controverse et l’on repère toujours plus aisément celles et ceux qui y parviennent.
Enfin, différencier les arènes implique un travail de nature littéraire :
pour bien saisir les enjeux spécifiques à chaque contexte, on doit se rendre sensible au ton et au style du discours, à l’effet recherché. On suit la trajectoire des énoncés afin de discerner la manière dont ils circulent et dont les acteur·rice·s se mobilisent au sein des différentes arènes et de repérer les efforts de traduction nécessaires pour passer d’une arène à l’autre.
Constituer des corpus relatifs aux arènes
La constitution d’un corpus de données empiriques est une étape
essentielle de l’enquête de controverses. Ce travail de recherche, de sélection et de compilation de sources sert à retracer ou à illustrer les points de vue des acteur·rice·s ainsi que la teneur des débats et les arènes dans lesquelles ils se déploient : articles scientifiques ou techniques, coupures de presse généraliste ou spécialisée, rapports institutionnels, réglementations ou textes de loi, rapports produits par des ONG ou des associations, pétitions, sites web, entretiens avec les acteur·rice·s, correspondances, comptes-rendus de réunions, etc. Il est très important de diversifier le type de matériaux collectés afin de rendre compte de la variété des arènes où la controverse prend corps. Cela nécessite d’apprendre à chercher des informations au bon endroit et de savoir prêter attention au vocabulaire et à la langue des expert·e·s afin de formuler des requêtes pertinentes.
La presse constitue généralement une source centrale, car elle reflète les
acteur·rice·s en présence et leurs positions respectives au fil du temps.
Elle fournit aussi le cadrage médiatique d’une controverse – ce dernier
peut être catastrophiste, polémique ou encore chargé symboliquement.
Le travail d’enquête confronte souvent ses auteur·rice·s à des
connaissances techniques : par exemple, pour comprendre les impacts du glyphosate sur la santé, il faut appréhender la structure même de la molécule et son action sur les plantes, et se frotter à une littérature technique parfois exigeante. Une certaine souplesse est nécessaire pour se mouvoir parmi différentes sources de connaissance et pour apprendre à maîtriser des contenus éloignés de ses centres d’intérêt ou de ses spécialisations. L’exercice de la cartographie des controverses, dans une logique d’empowerment, vise précisément à oser se confronter à des littératures absconses et, à défaut d’en maîtriser les subtilités, à comprendre les questions qui s’y nouent.
Retracer la dynamique de la controverse
Une controverse se déploie rarement dans le temps de manière continue et
linéaire, selon un processus qui irait de l’émergence à la clôture en
passant par un paroxysme. Elle peut connaître des phases d’intensification
et de ralentissement, voir ses enjeux se transformer, les positions et la
configuration des acteur·rice·s se modifier.
Toute enquête de controverse suppose la description de
sa temporalité et fait voir la manière dont elle évolue et intègre de
nouveaux aspects ou d’autres acteur·rice·s. Quelle est l’origine du débat ? Le sujet a-t-il connu des développements récents ?
En décrivant la controverse comme un processus de dispute, on
évite une vision statique qui se bornerait à la comprendre comme une
opposition d’« opinions » décontextualisées. En effet, il n’existe pas de
dichotomie préalable entre des expert·e·s compétent·e·s et un « grand public » qui serait « déjà là ». Tout le monde ne partage d’ailleurs pas l’idée qu’il y a controverse : le statut même du débat est l’objet de disputes. Le statut d’expert·e ou de pair·e n’est pas non plus fixé a priori : tout·e acteur·rice peut devenir légitime en fonction des événements.
Il convient aussi de rendre compte de la dynamique d’ouverture et de
confinement de la controverse. Soraya Boudia a ainsi décrit les « naissance, extinction et rebonds d’une controverse scientifique » qui porte sur la radioactivité à faible dose et se rouvre à chaque incident nucléaire depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Il est d’ailleurs particulièrement utile pour l’analyse de repérer les moments « chauds », les phases de tension, car cela oblige les acteur·rice·s à expliciter leur position et à formuler des justifications. Enfin, la question temporelle est souvent liée à celle de l’échelle : des événements peuvent contribuer à faire passer la controverse d’un cadre local à un niveau national, voire international, ou au contraire, elle peut s’éteindre dans un lieu, tout en se diffusant ailleurs.
Faire émerger les catégories de l’enquête
Deux des sociologues les plus inspirants pour le type de description qui nous intéresse ici sont Glaser et Strauss, dont les noms sont associés à la méthode dite « de la théorie ancrée » ou grounded theory method. Pour ces chercheurs, la théorie ne doit en aucun cas s’appliquer aux données de terrain, elle doit en émerger, dans un va-et-vient permanent qui permet d’ajuster l’analyse à ce qui se passe sur le terrain.
La méthode de la théorie ancrée fait émerger des éléments de
conceptualisation tout en s’ouvrant à des points de vue inédits. Elle offre
des jalons méthodologiques pour dépouiller et analyser un entretien ou un
corpus. Cette approche se fonde sur l’immersion dans les données empiriques
retraçant le point de vue des acteur·rice·s qui vivent les phénomènes
étudiés – on parle d’« enracinement de l’analyse dans les données de
terrain ». Les matériaux rassemblés sont codés, ou « catégorisés », selon
une démarche inductive et comparative qui sert à classer progressivement
des séquences de textes, notamment les retranscriptions d’entretiens.
L’analyse se fait ensuite principalement en suivant ce codage systématique
selon plusieurs niveaux. Le type de code et le degré de détail recherché
dépendent non seulement des données empiriques et du stade de la recherche,
mais aussi du style personnel de l’analyste.
Un codage initial permet de dégager des catégories à partir des matériaux
de terrain bruts. Puis, au fur et à mesure qu’on les dépouille, il peut
être judicieux d’annoter des propositions de codages additionnels. Nul besoin d’être trop sophistiqué·e au stade du codage initial, durant lequel on intègre de très nombreuses catégories, principalement constituées de mots tirés du discours des acteur·rice·s. On cherche à identifier les problèmes, les raisons, la chronologie et les différentes facettes du phénomène mis en avant.
À partir de la seconde phase de codage, on commence à préciser les
propriétés de ces premières catégories, à identifier les relations entre
elles et à reconstruire des catégories intermédiaires plus générales. Le
procédé est répété à plusieurs reprises et nécessite à chaque fois de
replonger dans les données. Cette itération fait ressortir peu à peu une
description plus générale du problème. Selon Glaser et Strauss, elle fait émerger des concepts centraux qui constitueront une forme de théorie. « Concept » doit s’entendre, chez eux, comme une façon de résumer les données et de « monter en généralité ». Retenons surtout ici l’idée que le travail de recherche inductive repose sur un « va-et-vient » entre description, analyse et collecte de données, et non pas sur un procédé linéaire qui verrait l’analyse et la conceptualisation suivre la phase de description et de collecte des données. Les étapes intermédiaires d’analyse permettent à la fois de résumer les données et d’orienter la poursuite de leur collecte. On découvre ce qu’il est pertinent de chercher et on apprend à reconnaître ce que l’on cherchait une fois qu’on l’a trouvé. Le processus itératif se poursuit jusqu’à ce que Glaser et Strauss appellent la « saturation théorique », lorsque plus rien de nouveau ou de consistant n’émerge des nouvelles données collectées.
Suivant cette perspective, l’enquête ne s’arrête pas quand les matériaux sont collectés, elle reste inextricablement liée à la manière dont on en
rendra compte, dont on concevra et rédigera sa restitution. La question de
la représentation, narrative comme visuelle, ne peut être dissociée de
l’analyse de controverses puisqu’elle est le moyen de mettre au jour de
nouvelles catégories interprétatives qui témoignent des transformations du
monde social. Enquêter et représenter, collecter des matériaux et des
données, les restituer et les visualiser : ces méthodes concrètes, issues
des sciences sociales et de la recherche en design, constituent
simultanément pour l’étude de controverses un travail conceptuel et une
pratique de recherche.
Germain Meulemans et Thomas Tari
Germain Meulemans est anthropologue et chercheur associé au laboratoire Pacte à Grenoble.
Thomas Tari est sociologue au médialab de Sciences Po et responsable du Centre d’exploration des controverses.