“Être à la croisée des chemins est propre au design” – Rencontre avec Donato Ricci, designer et chercheur

publié par équipe FORCCAST le 01 déc. 2016

catégories Interview · Interview; design et recherche; Donato Ricci; pluridisciplinarité

Donato porte une multi-casquette. Aujourd’hui designer et chercheur en visualisation des données dans les sciences humaines et sociales au Médialab de Sciences Po, il a débuté sa carrière professionnelle dans le domaine du design industriel et de la communication.

donato_ricci

Donato Ricci

Intervenant également dans les travaux de Forccast, il nous parle de son parcours, de ses méthodes de travail et de la convergence des disciplines et compétences dans le design.

Bonjour Donato. Pour commencer, est-ce que tu peux me parler de ton parcours, ta formation avant d’intégrer le Médialab et Forccast ?

J’ai étudié le design en produit industriel pendant cinq ans. J’ai ensuite intégré une grosse agence de communication, où j’ai travaillé en tant que strategic planner. C’est à ce moment là que j’ai commencé à m’intéresser à la manipulation et la visualisation des données qualitatives. Ça m’a donné envie de retravailler mes compétences et d’explorer ce domaine. Je collaborais déjà avec l’université où j’avais étudié -la Politecnico di Milano- avec Paolo Ciuccarelli sur un programme de recherche sur la visualisation des données. On a imaginé constituer un laboratoire et j’étais le premier doctorant du DensityDesign Lab. On a posé les bases à partir de ma thèse, de la formation du laboratoire d’une part, et de l’intervention du design dans la visualisation des données d’autre part. Pendant mon doctorat, je me suis intéressé à l’utilisation de la visualisation dans les sciences sociales; c’est comme ça que je me suis rapproché de Tommaso Venturini et Bruno Latour, donc du Médialab. Tommaso était l’un des relecteurs de ma thèse. Quand le projet EMAPS a été lancé, auquel le Médialab et le DensityDesign Lab participaient, j’ai eu envie de faire autre chose et Bruno m’a proposé de rejoindre le Médialab.

Au Médialab, je n’ai pas directement commencé à travailler sur la question des controverses ni sur la visualisation des données dans les sciences sociales, mais dans les Digital Humanities, notamment sur le projet AIME. Entre temps, j’ai recommencé à travailler sur les controverses et quand le projet AIME s’est achevé, j’ai intégré Forccast petit à petit pour concevoir et développer les outils d’exploration des controverses.

Mon rôle a évolué par la suite, je voulais sortir de la vision trop technocrate liée à la conception des outils, apporter de la méthodologie dans les techniques d’enquête sur les controverses, de sorte que le design à Forccast et au Médialab ne se limite pas à la création des interfaces.

Tu parles de visualisation de données -comment est-ce que tu les récoltes ? As-tu des techniques précises et établies ? Fais-tu des enquêtes sur le terrain ?

Quand j’ai commencé la recherche à Milan, on cherchait à comprendre, à analyser le rôle du design dans les sciences sociales. On a toujours eu envie d’expérimenter avec des protocoles propres au design pour récolter les données. C’est à partir de là qu’on a mêlé notre façon de faire avec les méthodes digitales. On a voulu repenser nos techniques de collecte de données, avec des moyens numériques, mais tout en suivant la discipline du design -en se posant des questions de recherche qui mettaient en avant l’impact des technologies sur notre société. Le design est très lié à la question des nouvelles technologies. C’était donc un croisement entre Science and Technology Studies, Media Studies et recherche en design.

En observant toujours une démarche interdisciplinaire, alors.

Exactement. Le terrain de recherche était toujours axé sur les méthodes numériques, et dernièrement on a commencé à réfléchir sur comment le design peut réinventer et proposer des méthodes, disons, plus ethnographiques classiques.

Quand j’étais à Milan, on a aussi beaucoup travaillé sur des questions d’interprétation sur le terrain, car les premières expériences sur les controverses qu’on a faites étaient liées au territoire. On a commencé avec des données qualitatives, puis on a introduit les méthodes numériques et repris les données déjà collectées pour les retravailler car d’autres problématiques se sont posées. Et dernièrement, j’ai recommencé à travailler sur l’exploration qualitative des controverses et comment les visualiser.

Au Médialab et à Forccast, tu t’occupes donc non seulement de la réalisation physique du produit mais tu es aussi activement impliqué dans la recherche.

Oui. J’ai notamment démarré un projet de controverse il y a trois mois et je suis le principal chercheur impliqué. J’endosse un double rôle: constituer les infrastructures pour les chercheurs, et être un chercheur moi-même. C’est propre au design -être à la croisée des chemins. Pour envisager un produit, des interfaces ou des outils, il faut être impliqué sur le terrain. Autrement, le risque de manquer des informations est important.

Quand tu abordes un nouveau projet, suis-tu des axes de réalisation, de création, de recherche qui ne varient jamais, ou est-ce une constante réadaptation d’un projet à un autre ?

En résumé, et c’est un de mes apports principaux je pense, j’ai proposé d’intégrer les procédures du design, qui fait des petites itérations sa spécificité. On ne travaille jamais un avec un gros plan général. On démarre avec des petits prototypes qui vont nourrir les actions suivantes et nous permettre d’améliorer la recherche et les prototypes. C’est un changement considérable pour la recherche en sciences sociales, où tu détermines ordinairement des problématiques très larges, que tu creuses et explicites ensuite. En design, on fait des petits pas, du “learning by doing”. On applique ça au Médialab et à Forccast, que ça soit sur le développement d’un outil ou un projet de recherche.

Et justement, comment cette méthode de travail a-t-elle été accueillie ?

Ça a été un peu difficile au début. Introduire des nouvelles méthodes, les retravailler et les hybrider est toujours délicat. Mais disons que le fait de travailler sur des objets visuels, la visualisation d’un objet comme centre nous a beaucoup aidés. On avait un objet à penser, et la nécessité de le construire en mêlant les compétences et suivant un même processus, des mêmes pistes a facilité les choses. On en a rapidement fait un terrain commun de travail sans jamais comparer ou faire une compétition des meilleures méthodes, mais plutôt en les combinant. Là encore, c’est très propre au design, qui crée une sorte de neutralité car on vise un objectif commun.

Est-ce que tu prends en compte l’ergonomie quand tu conçois un produit ? Est-ce qu’il t’arrive de travailler avec des ergonomes ?

Pas vraiment. L’ergonomie est une discipline en soi, qui s’intéresse à l’accessibilité et l’utilisabilité pour tout le monde. En travaillant avec un prototype, tu ne peux pas appréhender ces aspects, parce que tu t’intéresses à des spécificités très locales de l’objet, des questions, des protocoles de recherches très spécialisés. Après ce stade d’expérimentation, vient l’intégration des conventions d’ergonomie, mais ni le Médialab ni Forccast ne sont compétents pour ça. Ceci dit, avec l’expérience, tu apprends à repérer les erreurs qu’il ne faut pas reproduire, donc tu assimiles des principes d’ergonomie en amont. Mais on ne s’occupe pas de l’expérience utilisateur, de tester l’efficacité, la lisibilité des interfaces. Comme je disais, avec l’expérience on y fait attention, mais ce n’est pas un axe de travail.

Mais ça dépend des projets ! A Forccast, avec tout le travail sur les outils pour la visualisation des résultats d’enquêtes autour des controverses, on se met bien sûr à la place des étudiants, on s’efforce d’adopter leur point de vue, sans que ce soit notre préoccupation principale. C’est une question de pratique inhérente au design, être “user-centered”, plutôt que d’implémentation de principes d’ergonomie. C’est légèrement différent.

Tu as quand même fait un sacré revirement entre le design produit, communication et advertising, puis design et recherche en sciences sociales. Quel changement !

Oui, même si ça s’est fait sur plusieurs années, bien sûr !En fait, dès mes débuts en tant qu’étudiant, je me suis questionné sur les méthodes d’enseignement, pas par passion pour la pédagogie mais par intérêt pour les dynamiques de groupe dans le travail. Dans le design, c’est difficile de travailler seul, par exemple. Il y a un réel besoin de mise en partage, de vérification par des tiers. Quand on a commencé à faire des expérimentations, aussi bien à Milan qu’à Paris, rien que le fait de se mettre dans une démarche expérimentale implique de faire expérimenter les autres pour collecter des résultats. C’est par ce biais là que je me suis rapproché de l’enseignement plutôt que de la pédagogie. Là aussi, il y a une petite différence, je crois. Je ne suis pas ingénieur pédagogique, je ne me penche pas sur la constitution des méthodes d’enseignement, mais plutôt sur la vérification sur le terrain avec des élèves ou des étudiants de ce qu’on fait, en terme de pratique professionnelle ou de recherche. Là aussi, il y a des différences mais aussi des points de convergence très forts, bien sûr.