Théâtre des controverses : la rencontre entre arts et sciences

publié par équipe FORCCAST le 24 janv. 2017

catégories Art oratoire · Interview · Simulations

Quel lien peut bien unir théâtre et cartographie des controverses ? Entretien avec Luigi Cerri, comédien professionnel, qui participe activement dans le cadre de ses productions artistiques et de sa collaboration avec Forccast, à la réunion des deux univers.

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Acteur professionnel et co-directeur artistique des troupes Avanti et Soif, Luigi Cerri est désormais un intervenant régulier des expériences menées par Forccast.

Sa participation aux ateliers d’arts oratoires de Forccast à destination de lycéens, ou aux exercices de simulation organisés à Sciences Po est la preuve que, comme le suppose l’interdisciplinarité au fondement de la notion de controverse, les univers sont loin d’être imperméables.

Comédien mais également docteur en économie politique et titulaire d’un D.E.A de sociologie, Luigi Cerri témoigne par son parcours et son travail des possibilités créées par la rencontre de disciplines traditionnellement éloignées : artiste constamment en prise avec des questions scientifiques et sociales, il traite très directement de ces problématiques dans ses créations.

Une partie de votre travail se déroule à l’articulation entre sciences et théâtre. D’où vous vient cette double sensibilité ?

Avant d’être comédien et metteur en scène, j’ai été chercheur en économie politique. Lorsque j’étais étudiant en doctorat, j’avais écrit une pièce inspirée du personnage de Robinson Crusoé : « Blé et Fer », que j’ai eu l’occasion de mettre en scène en 2007-2008. Cette pièce posait un regard ironique sur les postulats philosophiques des sciences économiques (néoclassiques). Celles-ci utilisent le personnage de Robinson Crusoé comme exemple classique servant une abstraction théorique. J’ai poussé leur logique à l’extrême, faisant de Robinson une sorte de Don Quichotte confronté sans cesse à ses paradoxes.

Mais en dehors de cette expérience je n’ai pas eu l’occasion pendant plusieurs années de tisser des liens entre les domaines des sciences et du théâtre. J’avais cependant envie de renouer avec la recherche. L’occasion s’est présentée en 2013 avec le projet « Gaïa Global Circus », une création théâtrale sur le changement climatique, à l’initiative de Bruno Latour. L’enjeu de ce travail était de réussir à faire comprendre au public certains phénomènes complexes, mais sans lui faire la leçon. De parler de sciences en évitant de tomber dans le cliché des scientifiques froids et rationnels, bref, de passer par le sensible.

À la suite de cette expérience, j’ai poursuivi cette piste, articulant mon intérêt pour les sciences et les codes de la représentation. J’ai créé récemment deux spectacles qui vont dans ce sens-là : le « Cabaret de la Crise », série de saynètes humoristiques sur le thème de la « crise », ainsi qu’une conférence-spectacle, « La Catastrophe. Et alors ? », structurée en prises de paroles controversées sur le thème du dérèglement climatique. Ces pièces font partie du projet « Fabrique de Terriens ».

Comment se déroule, dans le processus de création, le mélange des univers ?

Je pars souvent d’un ouvrage, de la réflexion d’un chercheur (philosophe, sociologue, économiste, biologiste, géologue etc, mais aussi journaliste d’investigation). Ensuite, je tire les fils de ses propos, je cherche le côté comique, pathétique, controversé, paradoxal ; j’étire la proposition pour en faire la condition d’un personnage, avec ses conflits, ses contradictions, jusqu’à obtenir une matière plus théâtrale.

Ou alors je procède à l’envers : je prends une expression du langage contemporain, une chanson connue, une référence partagée, et je la transforme pour servir un propos philosophique.

Par exemple, je pars de l’appel à « la croissance » comme panacée de tous nos maux ; j’en exploite le potentiel comique en imaginant un personnage (une ministre) qui s’adresse à la croissance comme à un amant lointain, parodiant les paroles de la chanson de Barbara « Dis quand reviendras-tu ». Autre exemple, je synthétise la position d’un scientifique sur un thème donné, pour en faire un court monologue, accessible mais rigoureux.

La plupart des fois le côté théâtral doit primer, l’univers scientifique étant plutôt la base sur laquelle s’appuie l’écriture scénique.

Sous quel angle envisagez-vous vos productions artistiques ? Outil pédagogique ou objet artistique pur ? Théâtre engagé ou outil de réflexion neutre ?

Bonnes questions ! Outil pédagogique pur, je dirais non. Mes créations sont autonomes, c’est-à-dire ne nécessitent pas d’intervention pédagogique, mais elles sont souvent conçues pour être accompagnées d’un atelier, voire d’un débat.

Théâtre engagé, sans doute ! Je ne crois pas que la réflexion neutre soit un objectif intéressant… même pour un scientifique, qui définit son agenda sur la base d’un besoin social, personnel, qui cherche des résultats en ayant une vision du monde déterminée (c’est l’enseignement de Bruno Latour, qui a inspiré Forccast).

Cela dit, mon théâtre engagé n’est pas moralisateur. Je ne veux pas imposer un message, mais laisser le public devant la palette des positions contradictoires sur un thème donné. Chacun sera touché par un aspect différent du spectacle, une parole qui l’a marqué en particulier. Ce qui m’intéresse, c’est de faire apparaître la logique ou l’absurdité d’un argument, de montrer les contraintes qui s’imposent aux différents acteurs d’une controverse, de décomposer les problématiques de notre monde pour en faire un portrait complexe, mais lisible.

C’est un théâtre engagé dans la mesure où je ne renie pas la dimension pédagogique de la représentation. Je pars du principe que les gens vont au théâtre aussi pour apprendre, pour comprendre, et pas seulement pour être extasiés et muets devant l’oeuvre artistique. C’est engagé parce que je parle d’actualité, de politique, j’essaie de dénouer, de donner mes réponses et de susciter des nouvelles questions.

Vous employez l’expression théâtre des controverses dans votre travail : quel(s) sont les lien(s) que vous établissez entre la cartographie des controverses et le théâtre ?

La cartographie des controverses est déjà une métaphore pour désigner un espace dans lequel on doit s’orienter. Pour comprendre le monde, pour le traverser, donner des indications aux autres. Dans le programme Forccast, ces cartographies deviennent des sites internet, des simulations, ou des travaux pratiques, qui demandent parfois la mise en scène de la controverse.

Le théâtre que je compose est une forme de cartographie. Celle-ci ne prétend pas être exhaustive, la représentation étant limitée dans la durée. Mais je garde l’ambition de dessiner un tableau de notre époque, de donner des repères aux spectateurs.

Quels sont les aspects que vous travaillez avec les lycéens et étudiants? Il y-a-t-il des différences de contenu ou de méthode selon les publics ?

Avec les lycéens et les étudiants nous travaillons surtout la prise de parole en public, et l’application de ces techniques à la mise en scène de la controverse étudiée par les élèves. Nous intervenons également dans l’écriture de cette mise en scène, en ouvrant l’espace des possibles. Le plateau théâtral est un lieu de liberté, mais soumis à des contraintes (artistiques, mais aussi liées au contenu). C’est dans cette articulation que nous intervenons avec les élèves.

Les publics qui ont plus de connaissances et d’expérience (étudiants, personnes en formation continue) peuvent aller plus loin dans le contenu, mieux cerner les enjeux de la controverse, mais nos méthodes ne changent pas sensiblement. Tout le monde est confronté aux mêmes difficultés : se mettre dans la peau d’un acteur, défendre sa position, s’exprimer clairement, etc

Dans les simulations auxquelles vous participez, quel est l’apport du ou des personnages que vous jouez ?

Selon la simulation, je peux jouer un rôle central ou servir de renfort. Généralement, mon rôle est de pousser plus loin les propositions des uns et des autres, c’est-à-dire des élèves participant à la formation. Poser des questions, faire un point, relancer la réflexion, tout en étant précis dans mon personnage. Cela contribue à renforcer la crédibilité de la simulation tout court.

Selon le rôle interprété, je peux avoir une conviction forte, et donc un engagement émotif, ce qui donnera du relief à la situation. Il ne s’agit pas de dramatiser, mais de faire ressentir l’humanité inhérente à la controverse. Les choix des politiques, les solutions des experts ne sont pas de simples trajectoires balisées par la technique. La question des valeurs, des convictions, est toujours entremêlée à la politique, à la science.

Si mon personnage a une position d’observateur, alors je peux provoquer davantage, jouer le rôle de l’outsider qui a besoin de comprendre (d’autant plus que c’est souvent le cas!), mais aussi de celui qui est libre de considérations diplomatiques. Cela me permet de donner un regard nouveau, frais, et de dynamiser la simulation.

En tant que comédien, que vous apporte votre participation au projet Forccast ?

Plusieurs choses :

– pouvoir apprendre, me former, tout en étant dans l’action, dans la théâtralité ;

– ressentir personnellement les difficultés rencontrés par les élèves, ce qui me pousse à peaufiner ma méthode de transmission ainsi que ma technique de comédien ;

– rencontrer des personnes qui ont des préoccupations différentes des miennes, et créer quelque chose ensemble ;

– me nourrir de la matière des simulations ou des controverses pour enrichir mon bagage d’artiste ;

– aiguiser ma conscience des processus en cours, à la croisée des technologies, des idéologies